Le souffle des kami
“Dans la fabrique du monde, le centre est nulle part et la circonférence est partout.”
Jacques Bosser
Nous avons rencontré Jacques Bosser à l’occasion de l’exposition Le souffle des kami, rétrospective japonaise présentée à la Galerie Pierre Yves Caër jusqu’au 27 avril.
En lien avec la vocation de la galerie, Pierre Yves Caër illustre l’influence du Japon dans la création de l’artiste. Une exposition à ne pas manquer lors de notre prochaine nocturne des Mardis ARTY le 9 avril 2019 afin de plonger dans cet univers fait de pigments purs et de corps évanescents, de spirituel et de matériel.
Jacques Bosser nous raconte aujourd’hui ses expériences entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie qu’il traduit depuis toujours dans son œuvre.
Anna Donà : Tout d’abord, parlez-nous de votre parcours et votre formation. Comment êtes-vous devenu artiste ?
Jacques Bosser : Je suis né au Havre mais j’ai passé mon enfance entre l’Afrique équatorial et la France.
Diplômé de l’École de Beaux-Arts du Havre – où j’ai suivi une formation assez éclectique – j’ai commencé en réalisant des enseignes et des décorations pour le théâtre.
De fil en aiguille, j’ai travaillé pour moi-même et j’ai présenté pour la première fois mes pièces dans une petite galerie du 18e arrondissement en 1976. Il s’agissait d’une série de dessins (blancs et noirs) à l’encre, inspirée de la bande dessinée. Parallèlement, grâce à un ami peintre installé au Brésil, j’ai exposé à la Galerie de l’Alliance Française à Sao Paulo et au Musée d’art Moderne Sao Caetano. Des rencontres, mes voyages et un contexte historique assez favorable m’ont permis, ensuite, de continuer mon parcours artistique.
En effet, dans les années quatre-vingt, les relations galeristes/artistes étaient beaucoup plus directes de même que les échanges entre les différents acteurs du monde de l’art. Au début, j’ai été représenté par la galerie Françoise Palluel et j’ai pu collaborer tout au long de ma carrière avec de nombreuses galeries en France et à l’étranger.
AD. En 1979, vous vous êtes rapproché de la culture japonaise à travers le mouvement Gutai. Comment cette courante artistique vous a-t-elle influencé ?
JB.Oui, au début des années quatre-vingt j’ai puisé mes inspirations dans la peinture avec les pieds de Kazuo Shiraga, l’une des figures les plus importantes du courant Gutai. A l’époque je réalisais des panneaux en travaillant les strates de peinture avec des patins en paille de fer qui sont utilisés habituellement pour frotter les parquets.
A cette période je travaillais également la sculpture en réalisant des pièces qui jouaient avec l’espace, le mur et la réfraction. J’étais plutôt proche de l’Art Minimal de Donal Judd et de la Grande Abstraction Américaine.
C’était aussi l’époque de la libération sexuelle, des spectacles catch, de la théorie du cri primalet des travestissements.
AD. Vous avez parlé de sculpture, de dessin, de peinture. Et, justement, à la galerie PY Caër, on retrouve cette pluridisciplinarité dans des séries photographiques, des peintures sur papier et sur caissons en bois, des pièces en céramique. Quelle est votre relation à des langages si différents ?
JB.Je n’ai pas une préférence entre le trois médiums. J’utilise le support et la technique qui me conviennent le plus selon ce que je souhaite exprimer à un moment donné.
Cependant, je trouve difficile (encore plus aujourd’hui) pour un artiste de bouger d’un secteur à l’autre en prenant le risque de n’être plus repérable par les collectionneurs. Gerhard Richter est – par exemple – l’un de ceux qui a réussi à briser les codes en passant du figuratif à l’abstrait.
Pourtant, la photographie suit ma production artistique depuis mes premiers dessins en noir et blanc des années soixante-dix. Depuis, ma technique a évolué entre 1992 et 1994, suite à un voyage en Inde et à un reportage que j’ai réalisé autour des temples hindouistes.
A mon retour, j’ai voulu rapprocher la photographie à la peinture afin de lui donner une autre interprétation en continuant ma recherche photographique à Cuba, Zanzibar ou encore en Afrique. Après, je suis passé d’une photo d’extérieur à la photo en studio qui m’a permis de travailler l’image comme une peinture et de montrer seulement ce que j’ai envie de révéler.
AD. Le corps humain est devenu alors votre sujet photographique privilégié et la figure féminine est la protagoniste de la galerie. Quelle est votre rapport avec ces corps photographiés ?
JB. L’humain est au centre de toute ma démarche, mais je suis surtout fasciné par la grâce et la sensibilité du corps féminin. On y trouve une beauté touchant à l’indicible.
Par exemple, dans les grandes photos/peintures je me suis inspiré de la déesse de la lumière Amaterasu où le corps devient une matière instable destinée à disparaître. L’œuvre Shin-Shinmontre trois formes féminines mêlées pour devenir une sorte d’être hybride. Dans les autres deux pièces, Mika et Amara, les corps sont évanescents et jamais révélés dans leur totalité. A la différence de la peinture, la photographie demande une altérité suite à la collaboration avec un modèle. La synergie et l’énergie qui se créent déterminent tout le sens de mon travail.
Le moment photographique implique un instant magique où la figure féminine peut se mettre en scène librement au centre du “plateau” lumineux. C’est une intimité qui a comme barrière l’appareil photographique et qui terminera au-delà de cet espace enchanté.
Pour moi, c’est un processus surprenant et encore plus émouvant quand je travaille avec des femmes qui n’ont jamais posé.
AD. Au contraire, dans le projet BTK(Bosser – Tilley – Kabuki , 2006) et la série Sakura Viper(2009) vous avez collaboré avec deux personnalités de la scène artistique européenne : Sue Tilley et Charlotte Rampling.
JB. Oui, la nature de deux projets m’a porté à choisir des figures déjà connues dans l’histoire de l’art et du cinéma.
Par exemple, mes réflexions sur la relation peinture/photographie et sur la pertinence de leur rapprochement sont à l’origine de la série BTK. J’ai alors voulu faire entrer la peinture dans la photographie en travaillant les pigments et les accessoires propres au théâtre traditionnel japonais : le kabuki. Ensuite, j’ai fait appel à une femme qui avait déjà posé pour un peintre. Il s’agit de Sue Tilley : modèle de Lucian Freud, icône gay des années quatre-vingt et grande amie de Leigh Bowery. Le lien avec le kabukia été évident. Cette forme de théâtre a vu son évolution dans le milieu de la prostitution pour après être acceptée grâce à la seule utilisation des hommes comme acteurs, destinés à jouer déguisés les rôles de femmes.
Dans BTK, j’ai repris la trame de couleurs, de fleurs, d’accessoires du kabuki afin de composer une sorte de tableau photographique.
Pour la série Sakura Viperavec Charlotte Rampling, je me suis inspiré de la culture japonaise des mangas qui identifie ses héroïnes dans des jeunes filles hyper sexualisées (les seules à pouvoir être désirables) et j’ai bouleversé cette idée en prenant une vraie femme que j’ai transposée dans les codes du manga.
AD. Vous êtes né au Havre, vous avez grandi en Afrique pour après voyager en Asie et vous imprégner de la culture Japonaise. Toute votre œuvre porte les signes de ce croisement de mondes que vous exprimez – entre autres – à travers la représentation des motifs textiles. Du Kimono, au Wax africain jusqu’aux coiffes bretonnes.
Quel est votre ressenti par rapport à cette hybridation culturelle ?
JB.Je trouve ce mélange très enrichissant et, souvent, les motifs textiles nous racontent des histoires fascinantes. Par exemple, les motifs du waxont une connotation politique reliée au post-colonialisme. C’est encore plus intéressant quand on pense que les wax sont fabriqués en Hollande grâce à une technique d’impression que l’Europe avait importée dès ses colonies indonésiennes.
Il existe aussi une connexion entre les kimonos et les chemises hawaïennes qui sont nées dès l’immigration japonaise du XIXème siècle à Hawaï. Dans les îles, les gens ne portaient pas de kimonos, mais plutôt des chemises, c’est pourquoi les immigrants ont commencé à couper les kimonos en chemises. Les typiques chemises hawaïennes à fleurs qu’on connaît aujourd’hui.
J’estime que connaître ces histoires est vraiment important pour comprendre comment des images ont glissé d’une culture à l’autre en composant notre patrimoine figuratif.
AD. C’est notamment la culture japonaise que vous dévoilez à la galerie à travers ses mythes, ses symboles et ses croyances. En passant du visage caché de la déesse de la lumière à l’érotisme des estampes Shunga sous l’énergie des esprits kami.
JB.Les kami sont des entités omniprésentes dans la culture japonaises et particulièrement liées à notre environnement naturel : l’esprit du vent, de l’eau, des arbres. Ils font partie de la vie quotidienne au Japon, même s’ils sont originaires du syncrétisme entre shintoïsme et bouddhisme. C’est une approche poétique et intime du réel que j’ai voulu montrer en jouant avec les signes et les images.
AD. Et quel est le rôle joué par la peinture et par la photographie tout au long de cette exposition ?
JB.Peinture et photographie ont une réciprocité qui les attire l’une vers l’autre jusqu’à devenir une seule œuvre.
Dans mes peintures sur papier ou sur caissons en bois, je travaille les plans à travers la superposition de couches épaisses de résines acryliques. Suite à un processus de séchage et de ponçage, je fais ressortir des formes élémentaires qui rappellent les oriflammes des clans japonais, caractéristiques de la culture samurai. A l’occasion de l’exposition, j’ai un peu refroidi les couleurs pour atténuer le contraste avec la photographie.
Parallèlement, je présente des portraits photographiques sans profondeur où les corps féminins flottent dans une dimension suspendue entre matérialité et abstraction.
AD. Comment vous définiriez aujourd’hui votre relation avec le Japon ? Avez-vous des voyages programmés ?
JB.J’ai une relation quotidienne avec le Japon car mon épouse est japonaise. Récemment, j’y suis retourné moins souvent mais nous recevons toujours chez nous des amis, des connaissances ou des artistes japonais et je suis toujours attiré par leur sensibilité vers notre réalité.
En ce qui concerne les voyages, je n’ai rien programmé et il n’y a pas un pays que j’aimerais vraiment visiter en ce moment. Le Japon reste ma première source avec l’Inde et l’Afrique.
AD. Quels sont vos conseils pour les jeunes artistes d’aujourd’hui ?
JB.Je conseille d’ouvrir les horizons vers des autres domaines en lien avec les exigences de notre époque, comme par exemple la science et l’astrophysique. C’est là que des créations incroyables nous attendent, là où on peut imaginer une table d’univers parallèles et un espace-temps dilaté.
Je pense que progressivement la conception d’ “objet d’art” évoluera par rapport à la diffusion de supports immatériels. Il faudra alors – peut-être – trouver un nouveau statut à l’œuvre d’art en suivant les besoins de la collectivité.
J’aimerais les interroger sur les pratiques artistiques qui correspondent à notre contemporanéité et savoir quelles sont les œuvres qui répondent concrètement aux problématiques actuelles.
AD. En sortant de votre rétrospective à la galerie Pierre-Yves Caër j’ai une dernière question. Comment vous définirez les kami et surtout qui sont vos kami au quotidien ?
JB.Les kami sont les convictions et les objets magiques qui nous entourent.
Mes kami sont par exemple des fétiches africains et un petit bouddha que je garde dans mon atelier. Sinon, je n’ai pas des croyances particulières. Je pense que l’univers a une intelligence incroyable par lui-même. Dans la fabrique du monde, le centre est nulle part et la circonférence est partout.
Interview réalisée dans le cadre des Mardis Arty
9 avril 2019.