“Je crois à la capacité de proposer des choses intéressantes et de forcer le destin «
Thierry Bigaignon
Nous avons rencontré Thierry Bigaignon au premier étage d’un hôtel particulier, 9 rue Charlot, où il a installé sa nouvelle galerie. Un espace épuré et élégant à la fois ouvert à tout public et exclusif, totalement dédié à la photographie.
La galerie a été inaugurée le 10 juin 2016 en présentant les œuvres du maître américain Ralph Gibson. Les expositions suivantes réaffirment une programmation artistique qui met en valeur le travail d’artistes confirmés ainsi que de nouveaux talents.
Thierry Bigaignon nous a révélé les lignes directrices de ce projet et quelques détails sur les pièces exposées lors de la prochaine édition des Mardis Arty le 20 mars.
Après quelles expériences avez-vous ouvert votre galerie ?
La décision d’ouvrir la galerie est arrivée après 15 ans de travail au sein de mon entreprise Prodelia. Une société qui veut créer un pont entre le monde de l’art et le monde de l’entreprise avec un focus sur la photographie. Pendant ces années je suis entré en contact avec plusieurs acteurs du marché de l’art et de la photographie dont de nombreux artistes et plusieurs galeristes. J’ai donc eu envie d’aller plus loin, de faire face au marché et au monde des collectionneurs.
Ouvrir une nouvelle galerie à Paris – aujourd’hui – relève du défi en termes de marché, d’emplacement, de programmation. Quelle est votre opinion ?
Je ne crois pas aux forces négatives ou positives du marché, au contexte favorable ou moins favorable. Je crois à la capacité de proposer des choses intéressantes et de forcer le destin.
La qualité de l’offre est essentielle. Je me réfère avant tout à la sélection des artistes, l’innovation, à l’esprit d’entreprise, au talent ; des éléments qui attirent malgré la conjoncture et qui ont un poids fondamental sur l’activité et le succès de la galerie.
Votre galerie est totalement dédiée à la photographie. Un choix qui a été dicté, en partie, par les tendances du marché de l’art contemporain ?
J’ai ouvert la galerie parce que j’aime la photographie et j’ai toujours voulu faire de ce projet un espace qui soit purement photographique, une conviction que j’ai rigoureusement suivie depuis le début du projet.
Je ne peux pas dire que la photographie se vende mieux mais elle est évidemment beaucoup consommée dans le monde, les prix sont plus abordables et elle touche par conséquence une cible plus large. Néanmoins, ce ne sont pas toujours de bonnes raisons d’achat pour les collectionneurs.
Le 10 juin 2016 vous avez inauguré la galerie avec l’exposition de Ralph Gibson “Vertical Horizon”. Une sélection des œuvres du même artiste sera présentée à partir du 17 mars lors de la nouvelle rétrospective “Vu, Imprévu”. Tout d’abord, comment êtes-vous entré en relation avec Ralph Gibson ?
Ralph Gibson est un photographe américain, basé à New York où il est né en 1939. Il s’affirme comme l’un des artistes les plus importants de sa génération : il a marqué l’histoire de la photographie contemporaine, il a gagné de nombreux prix et il a été célébré dans de nombreux musées dans le monde.
Je suis ami avec Agathe Gaillard, l’une des premières à avoir ouvert un espace exclusivement dédiée à la photographie en France qu’elle inaugurait le 10 juin 1975 en exposant Ralph Gibson.
En discutant avec Agathe de mon projet elle a souligné l’importance de la première exposition pour une galerie semblable l’entrée en scène lors d’une performance. J’avais rédigé une liste de mes dix artistes rêvés et Ralph Gibson apparaissait en haut de cette liste. J’ai donc pu grâce à Agathe Gaillard entrer en contact avec lui et ouvrir la galerie sous les meilleurs auspices.
A l’occasion de cette première exposition “Vertical Horizon”, nous avons présenté au public des œuvres originales qui sortaient du répertoire classique de l’artiste. Nous avons sélectionné douze photographies en couleurs, grand format, numériques, là où Ralph Gibson est surtout connu pour ses photographies petits formats, argentiques et en noir et blanc.
Le même esprit d’innovation est au cœur de la prochaine exposition “Vu, Imprévu” ?
Oui, dans “Vu, Imprévu” nous présenterons quinze des photos les plus iconiques de la carrière de Ralph Gibson, mais nous les présenterons de façon inédite puisque nous allons y associer de la musique.
L’origine du projet est très simple. Sachant que Ralph Gibson est aussi passionné de musique que de photographie, sachant qu’il est aussi virtuose en musique qu’en photographie, je lui ai demandé de revisiter un certain nombre de ces œuvres à travers le son. Il a relevé le défi avec passion et a travaillé pendant un an sur ce projet.
Nous avons choisi quinze pièces assez emblématiques de son parcours et de son style, quinze photos qui racontent déjà une histoire. Ralph Gibson a composé avec une liberté totale une musique originale pour chacune de ces œuvres pouvant durer de 30 secondes à 4 minutes avec une liberté totale.
De la même façon que ses photographies flirtent entre abstraction et figuration, les visiteurs remarqueront que sa musique oscille entre expérience sonore et mélodie.
Plus précisément, au verso du cadre de chaque photo se trouvera la partition écrite de la main par l’artiste. Celui qui achètera une œuvre, se verra alors remettre la photographie accompagnée de la partition et d’une clé usb sur laquelle la musique a été sauvegardée.
Nous avons aussi intégré à chacun des cadres une puce NFC qui permet à chacun d’écouter le morceau – en streaming – sur son téléphone portable. D’ailleurs, les visiteurs pourront eux aussi écouter la musique en scannant simplement un QR code affiché près de chaque cadre, une véritable expérience artistique partagée.
Je pense que sera une exposition que marquera l’histoire de la photographie, ou, en tout cas, qui marquera l’histoire de Ralph Gibson. Pour les collectionneurs, ceux qui admirent son travail c’est l’occasion d’acquérir une pièce réellement spéciale qui sera éditée en trois exemplaires seulement.
En résumé, non seulement on aura une photo de Ralph Gibson, mais également une musique spécialement composée par lui-même, un morceau joué et enregistré dans son studio à New York.
J’ai souvent remarqué des points en commun en termes d’expérience, de style et de contenu parmi les artistes que vous avez exposés. Quels critères suivez- vous dans la construction de votre programmation artistique?
Dans la sélection de mes artistes je ne suis pas vraiment de règle. Parfois c’est un hasard, il m’arrive aussi de rencontrer un artiste par le biais d’un autre.
Je pense qu’une ligne artistique se construit progressivement mais pour l’instant je ne souhaite pas forcement la définir pour garder la liberté d’exposer ce qui m’intéresse.
En fait, même si j’ai une inclination naturelle pour l’abstraction, les formes épurées et minimalistes, j’aime aussi les belles histoires et je peux tomber amoureux de quelque chose qui n’est ni abstrait ni minimaliste. Par exemple, j’ai voulu exposer le travail d’Harold Feinstein, qui était un artiste délicieux et à plein d’égards.
J’ai aussi une passion pour les paradoxes qui sont évidents dans le dialogue entre les pièces que j’expose et d’autres expressions artistiques comme la musique et la poésie.
Finalement, dans une programmation, il peut y avoir des parenthèses et des chemins de traverse qu’on prend par amour de la liberté et par amour du travail tout simplement mais je crois que malgré cette liberté une certaine tendance se dégage sur le long terme
En janvier 2018 vous avez lancé Collectors Confidential : nouvelle plateforme totalement gérée par la galerie et adressée aux collectionneurs. Quelles motivations vous ont poussé vers cette activité ?
ll y a principalement deux choses qui m’ont amené à créer la plateforme. Tout d’abord, la conscience du potentiel d’internet, un véritable bassin de connexions, d’innovation et de promotion que les galeristes et les artistes devraient apprendre à maîtriser. D’autre part, un certain nombre de plateformes qui proposent de l’art en ligne existe déjà : Artsy, Artner, Artprice etc., mais toutes ces plateformes ont une logique quantitative, je pense qu’une galerie devrait suivre – au contraire – une logique qualitative. Pour ces raisons j’ai voulu créer une plateforme qui présente une seule œuvre d’un seul artiste à la fois tout en privilégiant l’exclusivité.
Les artistes présentés sur Collector Confidential font aussi partie de la galerie ?
Non pas forcement, la plateforme veut garder une certaine liberté. Un photographe passe la plus grande partie de sa vie à photographier, il produit énormément et seulement un petit pourcentage de son travail est diffusé. Lorsqu’on visite les ateliers d’artistes, nous tombons parfois sur des pépites, des pièces qui ne feront pas l’objet d’une exposition et qui appartiennent à des artistes qui ne sont pas présentés par la galerie mais – en tant que galeriste – j’ai envie de les partager dans un cadre qualitatif au-delà d’un espace géographiquement limité.
Collectors Confidential est une plateforme qui veut répondre à cette envie tout en gardant un caractère innovant. Pour évaluer les résultats de ce projet nous devrons encore attendre même si des ventes ont déjà été conclues avec succès.
Dans un deuxième temps j’aimerais ouvrir la plateforme à d’autres galeries et les inviter à proposer leurs œuvres. Nous allons ainsi construire un vrai réseau et les collectionneurs pourront profiter d’une plus ample sélection en découvrant toujours une seule œuvre à la fois.
Selon vous quels sont les obstacles principaux à l’achat sur internet pour les collectionneurs?
Selon les nombreux rapports qui ont été édités ces dernières années, le frein principal à l’adoption de l’outil internet pour acheter de l’art reste le besoin de voir l’œuvre en vrai. A mon sens, deux solutions sont envisageables.
Avant tout, garantir la valeur de l’oeuvre dans une proposition extrêmement forte. Dans Collectors Confidential, par exemple, nous présentons au collectionneur une seule pièce en garantissant de l’unicité de l’œuvre qu’il s’apprête à acquérir. Deuxièmement, le site internet doit être efficace et fluide, une interface lisible qui offre la possibilité pour le client de retourner l’œuvre s’il n’est pas satisfait.
Pour conclure, à travers Collectors Confidential, si le client a un coup de cœur, nous lui affirmons et lui confirmons que l’œuvre qu’il est en train d’acquérir est une pièce rare et, s’il ne l’aime pas, il a 14 jours pour nous le renvoyer, frais d’envoi offerts.
Collectors Confidential et votre site internet sont en anglais? Comment vous expliquez ce choix en tant que galerie parisienne?
Le fait de présenter ma galerie en anglais sur internet est un choix direct même s’il est risqué. J’ai toujours considéré que le lieu de la galerie importait peu, ce qui est important c’est ce que nous proposons, les artistes que l’on présente et à qui on s’adresse. Je travaille avec des artistes de toutes nationalités, et je m’adresse à tous les collectionneurs où qu’ils soient.
Après plus d’un an et demi d’ouverture de la galerie, quel est votre bilan et quelles sont vos attentes ?Concernant le premier point, le bilan, je peux dire qu’il est très positif parce que – pour l’instant – nous avons gagné tous nos paris et relevés tous les défis que nous nous étions fixés.
Tout d’abord, le défi d’ouvrir une galerie et de l’intégrer dans le paysage artistique franco français. Ensuite, celui d’établir et de développer une certaine programmation artistique, une action en devenir à poursuive chaque jour.
D’un point de vue financier, le bilan est encore une fois positif, dépassant même au delà de nos attentes :car nous avons réussi à vendre des œuvres et à satisfaireservir des collectionneurs
Nous avons surtout commencé à faire bouger les lignes pour modifier l’ordre établi face à un marché de l’art encore opaque.
Collectors Confidential est un bel exemple en ce sens, comme notre catalogue Post Scriptum.
Post Scriptum n’est pas un catalogue de galerie ‘classique’ ni un catalogue d’artistes, il traduit plutôt un engagement sur le long terme et la volonté de garder une trace de notre programmation et des expositions telles qu’elles ont été présentées.
Si je réfléchis à la perspective future, je pense que nous devons essayer d’aller “un peu plus vite, un peu plus loin et un peu plus fort”. Un peu plus vite parce qu’il faut aller vite si on veut gagner des parts du marché et marquer des points. Un peu plus fort, par exemple, en participant à plus de foires toujours en sélectionnant toujours les meilleures. Aller un peu plus loin, enfin, c’est à dire continuer à innover dans un milieu où il y a encore beaucoup de choses à changer.
Dans la galerie, nous avons par exemple un livre d’or « numérique », et le catalogue des artistes et des œuvres exposées peut être consulté sur un iPad. Nous innovons avec l’intégration d’une puce NCF dans le cadre des photos de Ralph Gibson lors de la prochaine exposition “Vu, Imprévu”. Il nous faut garder ce cap et renouveler l’expérience client et l’enrichir constamment pour inviter les gens à franchir les portes de la galerie.
La véritable proposition de valeur prend forme dans l’espace de la galerie, là où les artistes peuvent encore pleinement s’exprimer et le public peut toujours découvrir un nouveau talent ou percevoir une œuvre comme jamais auparavant.
Interview réalisée dans le cadre des Mardis Arty
20 mars 2018.