L’architecture est un pilier de ma pratique dans laquelle la maison a un aspect tout particulier de l’intime, recevant dans un même temps nos souvenirs et nos projections.
Artiste plasticienne, Caisa Sandgren est née en 1994 à Stockholm (Suède).
Diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2019 avec les Félicitations du Jury, elle vit et travaille à Paris.
Caisa Sandgren développe un langage multiforme en travaillant différentes matières de la surface du dessin à l’installation.
L’artiste expose son espace intime où l’image devient indice à percevoir, reconnaître, imaginer.[1] Elle nous révèle ses architectures – souvenirs habitées par les objets porteurs de nos existences et par des corps-fantômes à la recherche d’une immortalité encore possible.
Espaces/objets/présences nous observent entre ombres et lumières, lignes définies et traits flous, perspectives croisées et regards cachés. Ils nous invitent peut-être à rentrer, à glisser dans leurs couloirs à la rencontre de notre propre histoire.
AD. Quel est le premier objet/souvenir que tu as voulu raconter ?
À l’âge de 15 ans, j’habitais entre Stockholm et Paris.
C’est à Paris que j’ai confié à mon père la volonté de concrétiser mes envies en suivant une formation artistique. En tant que compositeur, il connaissait de loin un peintre, Joël Trolliet, qui a accompagné ma pratique jusqu’à l’entrée aux Beaux-Arts de Paris. Le conseil plus important de Trolliet a été – selon moi – de « raconter mon histoire ».
J’ai réalisé que mon histoire était (est) mon espace, l’espace que j’habitais (habite).
Tous mes espaces et mes objets sont liés à une image, une émotion, un souvenir du réel. Je les considère comme des fragments du vécu à composer et recomposer. C’est ainsi que j’ai produit mes premiers pastels carrés, des représentations des lieux que je traversais à l’époque : l’appartement rue de Rochechouart, la maison de ma grand-mère en Suède, la chambre d’un ami.
Ton travail exprime et s’exprime différemment selon les sujets abordés.
En passant du dessin minimaliste sur papier kraft (série Cages/ le dehors) à la transposition de ces mêmes architectures en installation (Rue Simart). De l’objet-relique qui se fait sculpture (Chaise blanche) à sa mise en relation avec le corps (le dedans) et ses fantômes (A the end of the Hallway).
Quelle est la relation entre ces entités ?
L’une, peut-elle exister sans l’autre ?
Ces aspects de ma création coexistent.
Il y a toujours une réciprocité entre le dedans et le dehors, entre l’environnement, ses objets et le corps qui l’abrite.
La linéarité caractérise mes architectures à partir de la surface du dessin jusqu’à leur projection en volume. Mon travail sur la ligne est beaucoup influencé par mes premières études aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Gilgian Gelzer.
Pourtant la ligne émane une certaine organicité, c’est un squelette qui recherche son équilibre. Aspect évident, par exemple, dans l’œuvre Carcasse du jardin.
Carcasse du jardin, fer forgé, peinture, 200x35x35 cm, 2019
At the end of the hallway, chaine, fil de fer, tissu, peinture acrylique 70×200 cm, 2018
De l’autre côté, pour traduire le dedans, le corps, j’utilise du tissu traité et « métamorphosé » jusqu’à la forme finale. Je repère la matière textile dans ma sphère familiale comme des morceaux d’un passé remis en scène. Le corps est ici une présence imaginaire et imaginée dans l’espace, un songe ou tout simplement notre reflet.
Le résultat sont des sculptures recoquillées qui laissent transpirer une certaine vulnérabilité.
Où se situe la limite entre notre corps, l’objet et l’espace que tout contient ?
Je pense que les limites n’existent pas ou – plus précisément – la limite est définie par nos perceptions et nos repères.
À propos de l’objet, ça dépend de la valeur que lui est conférée. Selon leur “charge émotionnelle”, certains objets ont plus de poids que d’autres. Ce sont des objets symboliques, des fétiches, des supports sur lesquels projeter notre image pour l’immortaliser.
Si on considère l’espace, le cadre, on peut discerner l’espace personnel de l’espace de travail et encore l’espace d’exposition. J’envisage pour ce dernier la toile blanche. Un lieu où reprendre le souffle et vivre des réflexions qui n’auraient pas de place ailleurs.
Le mot « repère » nous suit dans notre conversation. Quand on parle d’espace intime différentes images se projettent : une chaise, des rideaux, une fenêtre, la répétition d’un son, la lumière à un moment précis de la journée.
Quelle est ta définition de « repère » ?
L’objet est mon premier repère, l’indice de recomposition de l’expérience.
En prenant comme exemple une chaise, dans mon processus de création, je passe de la chaise – objet – à la représentation de l’image de la chaise.
C’est ainsi que la chaise dans le salon de ma mémoire devient image d’une chaise que l’observateur pourrait reconnaître en tant qu’objet jusqu’à en découvrir une partie de son histoire personnelle.[2]
Le passage du souvenir personnel au souvenir collectif m’interroge. J’aimerais comprendre comment ces deux images sont reliées et de quelle manière notre perception subjective influence l’image collective.
De l’encre au métal, de l’horizontalité du dessin à la verticalité de l’espace réel. Quelles sont les étapes de ce processus ?
Le dessin a été mon premier médium d’expression.
Seulement dans ma 3e année d’études aux Beaux-Arts, j’ai franchi la surface pour travailler le volume. Cette évolution, du charbon à la manipulation de la matière (métal, tissu, fil de fer) s’est révélée naturelle car déjà inscrite dans ma démarche.
Les premières sculptures/installations étaient issues de mes dessins. Pourtant, aujourd’hui, ma perspective s’éloigne du support et mes structures peuvent habiter d’autres dimensions dégagées de l’image graphique.
Tu n’as jamais voulu représenter un espace futur encore inexistant ?
Oui, aujourd’hui, je travaille parallèlement sur la traduction de mes espaces intimes en architectures uniques, ouvertes, imaginaires. Des structures tendant vers un espace fictif, donc plus malléable.
J’aimerais aussi me focaliser sur un détail plus que sur un assemblage précis d’objets. Je suis attirée par l’idée de superposer une image digitale sur une réalité physique en essayant de rapprocher l’objet à son aspect virtuel, subjectif.
Dans tes derniers dessins, des objets blancs «flottent» dans un espace noir. Une dimension chimérique pointillée par les indices d’un passé pas si loin.
Quelle histoire racontent ces représentations ? Quelle est la différence entre ces images et l’une de premières séries de dessins Götgatan (2016) ?
Ma dernière série Solkatt raconte un récit onirique et fantasmagorique entre rêve et imagination alors que dans ma première série Götgatan j’essayais plutôt de cartographier des souvenirs.
Cages (série), encre sur papier kraft, 21×30 cm, 2016
Götgatan (série), encre, crayon blanc sur papier kraft, 21×30 cm, 2016
Pour Götgatan j’ai créé une transposition d’un souvenir sur une feuille. Pour Solkatt il s’agit d’entrer complètement dans un univers imaginaire.
La série s’enracine dans le souvenir d’un lieu existant, mais je m’appuie sur ce souvenir pour projeter autre chose. J’essaye de m’immerger dans un espace théorique, clos et sans lumière, laissant flotter les images qui viennent comme dans un lieu sans fond.
Questions AFFINES
Quelles sont tes principales inspirations ?
Actuellement, je suis inspirée par L’imaginaire de Sartre dans l’analyse d’une phénoménologie de l’image. J’aime aussi Balzac et Zola pour la mise en scène des histoires familiales.
J’ai également découvert l’ouvrage Rituelsde l’anthropologue Philippe Charlier qui explore le sujet en touchant différentes cultures du sacré au quotidien. Charlier a mis en relation ces études avec les rituels surgis pendant la dernière année, du confinement au re-confinement, de l’applaudissement à 20h au porte du masque. Cet objet/vêtement, à la fois protection et limite, est devenu fonctionnel dans nos vies tout en gardant sa symbologie.
Dans mes références, je veux citer Célia Coette, une artiste avec laquelle j’ai collaboré lors de l’exposition Architectures réemployées réinventées à la Galerie Au Medicis Paris, en 2018. Je suis notamment fascinée par son travail sur les formes architecturales et leur spirituel.
Quelle est ta « matière » de prédilection ? Quel médium aimerais-tu expérimenter, transformer, retravailler ?
J’aime le métal que j’utilise pour projeter ma ligne sur le plan tridimensionnel, je voudrais perfectionner ma technique sur des autres formats comme la tôle. De l’autre côté, je suis attirée par le textile, par son caractère personnel et par sa douceur.
Je souhaite explorer le contraste matériel entre la stérilité du métal et l’organicité du tissu mais aussi maitriser d’autres support comme le verre. Par exemple, dans ma pièce Under one’s breath (2019) j’ai recré des poumons en velours encagées dans une structure métallique. Je songe à retravailler le velours et l’entourer avec du verre qui laisse filtrer la corporéité du tissu.
Under one’s breath, tissus, peinture acrylique, maille en métal, velours, 2019
Pour rentrer dans le sujet de l’exposition Spatial affinit·ies (30/01-13/02/2021, Galerie marie-robin Paris) parlons d’espace « intime » et de toutes ses nuances [3] : physiques (étages, pièces, objets) temporelles (lumière, sons) et sensibles (odeurs, températures). Analysons cet espace du point de vue de l’être – artiste.
Quelle est ta « pièce » ou ton « étage » de prédilection dans cet espace ?
Je m’identifie plutôt dans une constellation d’objets que dans une pièce.
Plus précisément, je pense à une constellation de meubles dans l’ancien appartement de mes parents : le canapé, les deux fauteuils et la table ronde.
Ces objets nous indiquent l’appartenance à un salon et pourtant – même en occupant un autre espace – ils seront toujours imprégnés des événements, des relations, des émotions qui les entourent. Le même assemblage pourrait habiter un autre contexte tout en gardant son sens.
La salle de bain, lieu par excellence de notre intimité, est aussi l’une de mes pièces préférées.
Quel moment de la journée te représente le plus ?
Je privilège le moment où je suis seule mais je n’ai pas forcement choisi de l’être. Quand je me réveille avant l’autre ou le soir quand tout le monde dort déjà. Les moments de solitude imprévus.
Dans quel objet aimerais-tu projeter / transmettre ton image ?
Dans mon travail, chaque objet est porteur d’une mémoire, d’une personne, de ma famille. En me cherchant dans un espace intime je me retrouve dans un objet complètement autre, quelque chose que nous ne pouvons par forcement déplacer mais qui contient en elle-même ce mouvement du dedans et du dehors, d’ouverture et de fermeture, d’intime et de public. J’aimerais être une fenêtre.
[1] Le phénomène de quasi observation, J-P. Sartre, L’imaginaire, (1940), ed.Gallimard, 2019, p.22
[2] « J’aperçois un objet banal, un fauteuil, qui est comme tous les fauteuils, mais le souvenir que j’ai n’est pas un souvenir banal : c’est un souvenir qui a une nuance, qui a une coloration à lui, plus que cela c’est un souvenir personnel, c’est moins une chose qu’une personne, ou mieux c’est quelque chose de notre personne. » H.Bergson, Histoire des théories de la mémoire, (1904), ed.Puf, 2018, p.115
[3] « La nuance n’est pas une coloration superficielle supplémentaire. (…) Nous habitons notre espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie, comment nous nous en racinons, jour par jour, dans un « coin du monde » » G. Bachelard, La poétique de l’espace, (1957), ed.Quadrige, 2004, p.24